La bienveillance pour une bonne gouvernance | Ordre des administrateurs agréés du Québec

Gouvernance

La bienveillance pour une bonne gouvernance

Publié le : 30 August 2019

À l’heure actuelle, la bienveillance sous-tend nombre de discours qui intéressent les gestionnaires. Plus précisément, on souhaite que l’entreprise accomplisse sa mission avec bienveillance : on incitera les personnes qui la dirigent à tenir compte des droits de la personne ou à mettre en place des actions favorables à l’environnement, en abordant ces questions comme un risque potentiel, en intégrant des facteurs ESG (facteurs environnementaux, sociaux et de gouvernance) à leur démarche, ou encore en se laissant guider par leur sens de l’éthique. Et on aura bien raison !

Lorsqu’on parle de principes de bonne gouvernance, on parle dans un premier temps des modalités à mettre en place pour que le conseil d’administration fasse le meilleur travail possible. On le veut efficace, rigoureux, responsable. Il s’agit donc d’avoir à sa disposition un processus clair, approprié et démocratique pour choisir les membres de son conseil ; et d’avoir ensuite des règles de conduite qui encadrent ses démarches, à la fois en réunion, et dans le processus de prise de décision. Mais au-delà de ces considérations, il y a un sens plus large à la bonne gouvernance : celui d’orienter avec bienveillance. Comment faire ? Dans ce billet, j’aimerais vous exposer une idée tirée de l’éthique des affaires.

D’abord, pourquoi s’intéresser à l’éthique des affaires ? L’auteur que je souhaite vous présenter, Joseph Heath[i], de l’Université de Toronto, explique que l’éthique des affaires est l’éthique professionnelle qui s’adresse précisément aux gestionnaires (managers). Il s’agit des considérations éthiques spécifiques au rôle de gestionnaire en tant que tel, et non de considérations éthiques générales. Une éthique professionnelle sert à mettre en place une relation de confiance avec un professionnel ; d’où l’intérêt d’un ordre professionnel qui impose un code de conduite à sa profession. L’éthique des affaires se préoccupe donc spécifiquement des responsabilités qui incombent au gestionnaire, qu’il soit dirigeant ou administrateur.[ii]

Théorie des actionnaires vs théorie des parties prenantes

Mais quelle éthique des affaires ? Un des principaux débats dans le domaine confronte la théorie des actionnaires (stockholders ou shareholders) à celle des parties prenantes (stakeholders). Étant donné la nature complexe de l’entreprise, la théorie des actionnaires se fonde principalement sur le devoir fiduciaire des gestionnaires envers les actionnaires. Ainsi, les gestionnaires ont l’obligation, à la fois légale et morale, de faire avancer les intérêts des actionnaires. Mais, jusqu’où les gestionnaires doivent-ils aller pour faire avancer les intérêts de ces actionnaires ? Cette considération, prise de manière exclusive, heurte souvent notre sens moral, puisqu’il est concevable que l’on puisse poursuivre les intérêts des uns (les actionnaires) au détriment de ceux des autres (les parties prenantes).[iii]

Cette approche est par conséquent insuffisante. Aussi lui a-t-on opposé la théorie des parties prenantes, qui incite à prendre en compte les intérêts des personnes ou groupes de personnes affectées par les activités d’une entreprise, comme par exemple des clients, des employés, des fournisseurs, etc. On insiste alors sur le fait que les gestionnaires ont aussi un devoir moral envers les parties prenantes, en plus des actionnaires, et que ce devoir peut prendre la forme d’un devoir fiduciaire, c’est-à-dire de l'obligation de faire avancer les intérêts des clients, employés ou fournisseurs. Seulement, cette approche multiple du devoir fiduciaire confondrait aussitôt ce même devoir puisque le gestionnaire devrait faire avancer les intérêts de plusieurs groupes à la fois, parfois opposés. On ne peut attendre d’un gestionnaire une impartialité simultanée envers plusieurs groupes.[iv] L’obligation de respecter les droits de diverses parties prenantes n’impliquerait donc pas nécessairement l’obligation de faire avancer leurs intérêts.[v] Plutôt, cette nécessité pourrait être de nature stratégique et non morale.[vi]

Refuser d'exploiter les failles du marché

Ainsi, l’opposition entre devoir fiduciaire envers les actionnaires ou devoir fiduciaire envers les parties prenantes n’est pas la voie à suivre. Heath considère l’idée du devoir fiduciaire envers les actionnaires valable en ce qui concerne le fonctionnement interne de l’entreprise, et la relation entre les gestionnaires et les actionnaires, propriétaires de l’entreprise. Mais, à l’extérieur de l’entreprise, et au-delà de cette relation avec les actionnaires, la question se situe dans le bon fonctionnement du marché. Celui-ci présente des imperfections produites par exemple par des asymétries d’information ou le fait de polluer ; l’introduction de lois et de règlements, ou encore l’offre de biens publics par l’État, visent à contrer ces failles du marché (market failures). Heath propose de s’emparer de cette notion de faille du marché, définie comme une situation où le marché ne produit pas un optimum de Pareto[vii], pour fonder son éthique des affaires : l’entreprise éthique ne doit pas profiter des failles du marché. Puisque la réglementation seule ne peut pas limiter toutes les imperfections du marché, il faut également imposer cette contrainte éthique à l'entreprise. L’exemple de la publicité trompeuse illustre bien la situation : dans un monde parfait, la publicité informerait clairement, mais la réglementation ne peut que la contraindre à ne pas présenter de flagrante désinformation. Tirer profit de ce flou n’est pas une démarche morale.[viii] La particularité de cette approche à l'éthique des affaires est qu’elle se fonde spécifiquement sur les lois du marché elles-mêmes, et sur le contexte réglementaire dans lequel elles évoluent. En effet, ce qui suscite une allégeance à la notion de responsabilité sociale des entreprises est précisément le fait que certaines entreprises exploitent les imperfections du marché ; c’est ce qui nous semble immoral. Si ces imperfections ne sont pas exploitées, alors on considérera l’entreprise responsable.[ix]

Cette approche encourage ainsi un esprit de fair-play[x] : la transaction que l’on envisage profite-t-elle d’un vide législatif ou d’une asymétrie d’information dont on bénéficierait de manière indue ? Nombre d’initiatives tentent d’inciter les gestionnaires à éviter de tels pièges ; par exemple, les 10 Principes du Pacte mondial des Nations unies[xi]  me semblent cohérents avec une telle démarche de responsabilisation des entreprises et de franc jeu.

Quelques recommandations de lecture pour situer les arguments et compléter la réflexion.

  1. Business Ethics Without Stakeholders, Joseph Heath, dans Business Ethics Quarterly, Volume 16, Issue 4, 2006. ISSN 1052-150X
  2. The Social Responsibility of Business is to Increase its Profits”, Milton Friedman, dans le New York Times Magazine du 13 septembre 1970
  3. A Stakeholder Theory of the Modern Corporation, R. Edward Freeman, dans The Corporation and its Stakeholders, ed. Max B. E. Clarkson, University of Toronto Press, 1998
  4. The Purpose Revolution – The Friedman Doctrine Is Out; the Stakeholder Doctrine Is In, Dustyn Lanz, Ria Canada, 19 août 2019

 


[i] Heath, Joseph, Business Ethics Without Stakeholders, 2006, Business Ethics Quarterly, Volume 16, Issue 4. ISSN 1052-150X

[ii]  pp.534-537

[iii] pp.537-542

[iv] pp.542-547

[v] p.543. Heath se réfère ici à Kenneth Goodpaster, “Business Ethics and Stakeholder Analysis”, dans Business Ethics Quarterly 1:1 (1991) pp.53-73

[vi] p.544

[vii] C’est-à-dire où l’échange en cause améliore le bien-être des uns au détriment des autres.

[viii] pp.548-551

[ix] pp.551-552

[x]  p.552

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